6
Le Tor-o-don
Pan-at-lee dormait d’un sommeil troublé, proche de l’effondrement physique et nerveux, rempli de cauchemars. Elle rêvait qu’elle dormait sous un grand arbre, au fond de Kor-ul-gryf, et qu’une horrible bête rampait sur elle. Mais elle ne pouvait pas bouger, ni même ouvrir les yeux. Elle tentait de crier, mais aucun son ne sortait de ses lèvres. Elle sentait cette chose lui toucher le cou, les seins, les bras. La chose s’arrêta sur l’un d’eux et parut vouloir l’attirer à elle. Par un effort surhumain de volonté, Pan-at-lee ouvrit les yeux. Elle pensa qu’elle venait de rêver et que ses hallucinations s’évanouiraient bientôt, comme cela lui était arrivé si souvent ! Mais la vision persista. Dans la faible clarté filtrant par l’entrée de la grotte, elle vit une forme à côté d’elle. Elle sentit sur elle des doigts velus. Elle se sentit attirée contre une poitrine au poil rude. Jad-ben-Otho ! Ce n’était pas un rêve. Alors, elle cria et tenta de lutter contre cette chose qui la maintenait. Mais on répondit à ses cris par un sourd grondement. Une autre main poilue la saisit par les cheveux. La bête se dressa sur ses pattes arrière et l’entraîna hors de la caverne, sur la terrasse baignée par le clair de lune. Au même instant, Pan-at-lee aperçut la silhouette de ce qu’elle crut être un Ho-don surgir sur le rebord extérieur de la plate-forme.
La bête qui la tenait la découvrit elle aussi et grogna d’un ton menaçant, sans néanmoins lâcher prise. Elle se ramassa sur elle-même, comme dans l’attente d’une attaque, et augmenta le volume et la fréquence de ses grognements. Ces bruits horribles se répercutèrent à travers la gorge, faisant redoubler le feulement des animaux qui rôdaient en bas. La créature qui lui faisait face se courba également et grogna à son tour, aussi vilainement qu’elle. Pan-at-lee se mit à trembler. Ce n’était pas un Ho-don et, bien qu’elle craignît les Ho-don, elle eut bien plus peur de cette créature là, tapie comme un félin et grognant à l’instar d’une bête sauvage. Pan-at-lee était perdue, elle le savait. Ces deux monstres allaient sans doute se battre pour elle mais, quel que doive être le vainqueur, elle était perdue. Peut-être au moins, durant le combat, si on en arrivait là, trouverait-elle l’occasion de se jeter dans le gouffre de Kor-ul-gryf…
L’être qui s’était emparé d’elle, elle le reconnaissait à présent. C’était un Tor-o-don. Mais l’autre, elle ne parvenait pas à le définir. Pourtant, la lune était assez claire pour qu’elle pût le voir très distinctement. Il n’avait pas de queue. Elle pouvait voir ses mains et ses pieds, et ce n’étaient pas ceux d’une des races de Pal-ul-don. Il s’approchait lentement du Tor-o-don et tenait à la main un couteau scintillant. Il se mit à parler et la terreur de Pan-at-lee s’aggrava d’une non moins grande consternation.
— Quand il vous lâchera, comme il devra le faire pour se défendre, passez derrière moi, Pan-at-lee, et gagnez la caverne la plus proche des échelons par où vous êtes descendue du sommet. Attendez-moi là. Si je suis vaincu, vous aurez le temps de fuir. Si je ne le suis pas, je vous rejoindrai. Je suis l’ami d’Om-at et le vôtre.
Ces derniers mots calmèrent quelque peu la frayeur de Pan-at-lee. Mais elle ne comprenait pas. Comment cet étrange personnage connaissait-il son nom ? Comment savait-il qu’elle venait de cette autre caverne ? Sans doute s’y trouvait-il à son arrivée. Pan-at-lee n’en revenait pas.
— Qui êtes-vous, demanda-t-elle, et d’où venez-vous ?
— Je suis Tarzan et, en ce moment, j’arrive de chez Om-at, chef de Kor-ul-ja, pour vous chercher.
Om-at, gund de Kor-ul-ja ! Cela défiait le sens commun ! Elle aurait voulu l’interroger encore, mais il s’approchait du Tor-o-don, lequel grinçait des dents et criait si fort qu’il en couvrait le son de sa voix. Puis la bête brute fit ce que l’étrange créature avait dit qu’elle ferait. Elle lui lâcha les cheveux et se prépara à charger. Elle chargea et les deux lutteurs s’étreignirent étroitement. Chacun d’eux cherchait la gorge de l’autre. Pan-at-lee regardait, sans penser à s’échapper comme on lui en donnait l’occasion. Elle regardait et attendait, car, dans son petit cerveau sauvage, s’était formée la décision de faire confiance à cet être étrange qui lui avait touché le cœur avec ces quatre mots : « Je suis l’ami d’Om-at ! » Elle attendait donc, la dague brandie, le moment de contribuer à la défaite du Tor-o-don. Que le nouveau venu pût vaincre sans aide, c’était hors de question, elle le savait très bien puisqu’elle connaissait l’invincibilité au combat de l’homme-singe. Il n’y en avait plus beaucoup dans Pal-ul-don, mais le peu qui restaient terrorisaient les femmes des Waz-don et des Ho-don, les vieux mâles Tor-o-don battant les montagnes et les vallées de Pal-ul-don à la saison du rut, et malheur à celles qu’ils rencontraient en chemin.
Le Tor-o-don cherchait de la queue une des chevilles de Tarzan. Il la trouva et le fit trébucher. Ils chutèrent lourdement tous les deux mais l’homme-singe était si agile et si prompt qu’il réussit en tombant à faire rouler la bête sous lui et à prendre le dessus. À présent, la queue s’agitait autour de sa gorge, comme l’avait fait celle d’In-tan, le Kor-ul-lul. Dans l’effort accompli pour faire basculer le corps de son ennemi, Tarzan avait dû lâcher son couteau afin d’agripper à deux mains, le corps velu. L’arme gisait hors de sa portée, tout au bord de la terrasse. Les deux mains de Tarzan restaient occupées à écarter les doigts griffus de son ennemi, qui tentaient de lui saisir la gorge pour l’approcher de ses formidables crocs, tandis que sa queue s’efforçait opiniâtrement de s’assurer une prise fatale.
Pan-at-lee attendait, haletante, la dague prête, mais elle ne savait où frapper sans mettre Tarzan en danger, d’autant que les deux combattants changeaient à tout moment de position. Tarzan sentait la queue s’insinuer lentement mais sûrement dans le pli de son cou, bien qu’il eût rentré la tête dans les épaules pour se protéger. Le combat semblait tourner à son désavantage car l’énorme bête rivalisait en force et en poids avec Bolgani, le gorille. Pourtant Tarzan, au prix d’un effort ultime et surhumain, parvint à écarter les mains du colosse et, avec la vitesse d’attaque du serpent, plongea ses canines dans la veine jugulaire du Tor-o-don. Au même instant, la queue de celui-ci se serra autour de son cou. Ce fut alors la lutte finale. Les deux corps roulaient et se tordaient, chacun essayant d’échapper à l’étreinte mortelle de l’autre. Mais les actes de l’homme-singe étaient guidés par l’intelligence humaine, aussi, leurs membres enchevêtrés, roulaient-ils peu à peu dans la direction voulue par Tarzan : celle du précipice.
La queue se resserrait et lui ôtait l’air des poumons, ses lèvres se révulsaient et sa langue lui sortit de la bouche. Il sentait son cerveau faiblir et sa vue s’obscurcir. Il atteignit cependant son but et, d’une main preste, il saisit le couteau abandonné à l’endroit où, maintenant, les deux lutteurs se débattaient quasiment suspendus au-dessus du vide.
Avec ce qui lui restait de force, l’homme-singe plongea la lame – une fois, deux fois, trois fois – dans la chair du Tor-o-don. Puis, tout devint noir et il se sentit entraîné hors de la plate-forme.
Par chance pour Tarzan, Pan-at-lee n’avait pas obéi à son injonction de fuir au début du combat. Cela lui sauva la vie. Au moment où la lutte atteignait son paroxysme, elle s’était approchée, parfaitement consciente du danger que courait Tarzan. Et ce qui devait arriver arriva : elle vit les adversaires rouler ensemble, franchir tous les deux l’extrémité de la plate-forme et tomber dans le vide. Mais elle avait eu le temps de saisir l’homme-singe par une cheville, en se jetant elle-même à plat ventre sur le sol de pierre. Les muscles du Tor-o-don se convulsèrent sous un dernier coup de couteau. La mort le fit lâcher prise et il tomba au fond de la gorge.
Pan-at-lee eut d’infinies difficultés à retenir son sauveur par la cheville, mais elle tint bon et s’ingénia, en le tirant lentement, à le ramener sain et sauf sur la terrasse. Cela s’avéra toutefois au-dessus de ses forces et elle ne put que le maintenir fermement, en espérant que quelque nouvelle chance se présenterait avant que sa résistance soit à bout. Elle se demandait si, après tout, l’homme n’était pas déjà mort mais elle ne voulait pas le croire. Et s’il était encore vivant, combien de temps mettrait-il à reprendre conscience ? S’il tardait trop, il était perdu, car elle sentait ses propres doigts s’engourdir sous l’effort et commencer, tout doucement à glisser. Ce fut alors que Tarzan revint à lui.
Il ne pouvait savoir ce qui le retenait ainsi, mais il sentit immédiatement que la prise se relâchait peu à peu autour de sa cheville. Deux échelons se trouvaient à portée de main ; il les saisit au moment même où les doigts de Pan-at-lee le lâchaient.
Il faillit, en vérité, être précipité dans le gouffre et seule sa grande vigueur le sauva. Son corps pivota et il se retrouva la tête en haut, tandis que ses pieds se posaient sur d’autres échelons. Sa première pensée fut pour son ennemi. Où était-il ? Attendait-il là-haut, pour l’achever ? Tarzan regarda en l’air et vit apparaître, par-dessus l’arête de la plateforme, le visage effrayé de Pan-at-lee.
— Vous êtes vivant ? s’écria-t-elle.
— Oui, répondit Tarzan. Où est l’ébouriffé ?
Pan-at-lee pointa l’index vers le bas.
— Là, dit-elle, mort.
— Bien ! s’exclama l’homme-singe.
Il se hissa à côté d’elle.
— Vous êtes saine et sauve ? ajouta-t-il.
— Vous êtes arrivé juste à temps. Mais qui êtes-vous, et comment savez-vous qui je suis, et que savez-vous d’Om-at, d’où venez-vous, et que vouliez-vous dire en donnant à Om-at le titre de gund ?
— Attendez, attendez ! s’écria Tarzan. Une chose à la fois. Mais vous êtes toutes pareilles ! Les femelles de la tribu de Kerchak, les dames anglaises, comme leurs sœurs de Pal-ul-don… Soyez patiente, je vais essayer de vous raconter tout ce que je sais. Quatre d’entre nous sont partis de Kor-ul-ja avec Om-at à votre recherche. Nous avons été attaqués par les Kor-ul-lul et dispersés. J’ai été fait prisonnier, mais je me suis évadé. J’ai retrouvé votre trace et l’ai suivie. Elle m’a mené au sommet de cette falaise au moment même où ce grand poilu y grimpait pour vous enlever. Je venais voir ce qui se passait quand j’ai entendu votre cri. Vous savez le reste.
— Mais vous avez appelé Om-at gund de Kor-ul-ja, insista-t-elle. C’est Es-sat qui est gund.
— Es-sat est mort, expliqua l’homme-singe. Om-at l’a tué et c’est maintenant Om-at qui est gund. Om-at était revenu au village pour vous voir. Il a trouvé Es-sat dans votre caverne et l’a tué.
— Oui, dit-elle, Es-sat est venu à ma caverne et je l’ai assommé avec mes plaques pectorales. Ensuite, je me suis échappée.
— Et un lion vous a poursuivie, continua Tarzan. Puis vous avez sauté de la falaise dans Kor-ul-lul. Mais je ne comprends pas comment vous avez fait pour ne pas vous tuer.
— Il y a donc quelque chose que vous ne savez pas ? s’exclama Pan-at-lee. Comment avez-vous pu deviner qu’un lion me poursuivait et que j’ai sauté de la falaise, tout en ignorant que j’ai été sauvée par la présence d’une crique d’eau profonde ?
— Je l’aurais appris si les Kor-ul-lul n’étaient pas arrivés à ce moment-là, m’empêchant de continuer à suivre votre piste. Mais je voudrais vous poser une question : de quel nom appelez-vous cette chose contre laquelle je viens de me battre ?
— C’était un Tor-o-don, répondit-elle. Je n’en avais vu qu’un seul auparavant. Ce sont des créatures terribles, rusées comme des hommes et féroces comme des bêtes. Il faut être un grand guerrier pour en terrasser un sans l’aide de personne.
Elle le regardait sans cacher son admiration.
— Et maintenant, dit Tarzan, il faut que vous dormiez. Demain nous retournerons à Kor-ul-ja, retrouver Om-at. Je doute que vous vous soyez beaucoup reposée ces deux dernières nuits.
Bercée par un sentiment de sécurité, Pan-at-lee dormit paisiblement jusqu’au matin. Tarzan s’était étendu sur le sol nu de la véranda, à l’entrée de la caverne.
Le soleil était haut dans le ciel quand il s’éveilla : l’astre dardait ses rayons depuis deux heures déjà sur une autre figure héroïque, à des milles de là. Celle d’un homme semblable à un dieu qui se frayait un chemin à travers les sombres marécages et les douves boueuses protégeant Pal-ul-don contre les créatures du monde extérieur. Tantôt s’enfonçant jusqu’à la poitrine dans la vase gluante, tantôt menacé par d’horribles reptiles, cet homme n’avançait qu’au prix d’efforts herculéens, pouce à pouce, laborieusement, sur le chemin sinueux qu’il était obligé de suivre en choisissant à chaque pas l’appui le moins précaire. Près du centre de la dépression, il y avait une surface d’eau libre, encore que stagnante et encombrée de plantes aquatiques. Quand il l’atteignit, il venait de parcourir en un peu plus de deux heures un trajet qui aurait laissé un homme ordinaire englué dans la boue, exténué et mourant. Cependant il n’avait pas accompli la moitié de son chemin. Sa peau brune et lisse était couverte de fange et de limon, tout comme sa chère Enfield qui, à l’aube précédente, brillait encore de tant de feux aux premiers rayons du levant.
Il s’arrêta un moment sur la rive de l’étang, puis plongea pour le traverser à la nage. Il nageait à longues brasses puissantes et aisées, calculées non pour la vitesse mais pour l’endurance car, au-delà de la nappe d’eau, il devait encore prévoir deux heures, ou même davantage, d’efforts épuisants, avant d’atteindre la terre ferme. Il pensait être à peu près au milieu de l’étang et se félicitait déjà de la facilité de cette traversée quand surgit devant lui, venant des profondeurs, un hideux reptile aux mâchoires largement ouvertes. Le monstre se précipita sur lui en poussant un sifflement aigu.
Tarzan se leva, s’étira, gonfla sa large poitrine et huma à grands traits l’air frais du matin. Ses yeux clairs détaillaient les beautés du paysage s’étendant devant lui. À ses pieds, Kor-ul-gryf, une forêt touffue, vert foncé, aux cimes mollement agitées. Pour Tarzan, ce spectacle n’était ni impressionnant, ni repoussant : c’était la jungle, sa jungle bien-aimée. À droite, les contreforts bordant la vallée de Jad-ben-Otho, avec leurs ruisseaux sinueux et leurs lacs bleus. Scintillant de blancheur au soleil, de petits hameaux, fiefs de la petite noblesse, étaient épars dans la vallée, mais Tarzan ne pouvait voir A-lur, la Ville-Lumière, qui était cachée par l’épaulement de la falaise où était juché le village abandonné.
Il s’adonna encore quelques instants aux joies spirituelles que la beauté procure exclusivement à l’esprit humain, puis la nature reprit ses droits et le ventre de la bête réclama hautement sa pitance. Tarzan jeta un autre regard sur Kor-ul-gryf. C’était la jungle ! Y avait-il au monde une jungle qui ne nourrirait pas Tarzan ? L’homme-singe sourit et entama sa descente dans la gorge. L’endroit était-il dangereux ? Bien sûr. Qui le savait mieux que Tarzan ? Dans toutes les jungles, la mort guette, car la vie et la mort vont de pair : où grouille la vie, la mort fauche. Tarzan n’avait jamais rencontré de créature avec laquelle il n’ait pu se mesurer, soit par la ruse, soit par la force brutale, soit par une combinaison de violence bestiale et d’intelligence humaine. Mais Tarzan n’avait jamais rencontré de gryf.
La nuit précédente, il avait entendu les mugissements venant de la gorge, après s’être étendu pour dormir, et il avait l’intention de demander ce matin même à Pan-at-lee quels animaux étaient capables de troubler ainsi le sommeil le plus profond. Il atteignit le pied de la falaise et s’enfonça dans la jungle. Il s’y arrêta bientôt, les yeux et les oreilles en alerte, les narines à l’affût du moindre fumet de gibier. Il reprit sa marche à travers la forêt, ses pas légers ne faisant aucun bruit, une flèche engagée dans son arc bandé. Une légère brise matinale soufflait des hauteurs et il dirigea ses pas en amont. De nombreuses senteurs sollicitaient son odorat. Il en reconnut certaines sans effort, mais d’autres étaient étranges : effluves de bêtes et d’oiseaux, d’arbres, de buissons et de fleurs qui ne lui étaient pas familiers. Il perçut faiblement l’odeur reptilienne qu’il avait appris à mettre en relation avec les étranges formes nocturnes entr’aperçues à plusieurs reprises depuis son arrivée à Pal-ul-don.
Mais soudain, il saisit à plein nez le parfum à la fois puissant et doux de Bara, l’antilope. L’homme-singe avança prestement, mais prudemment. Sa proie n’était pas loin. Quand il s’en fut suffisamment approché, le chasseur s’engagea en silence dans les branches des arbres. Il discernait toujours cette odeur de reptile indiquant la présence d’une de ces créatures géantes qu’il n’avait jamais fait qu’entrevoir dans les ombres de la nuit. Elle était toutefois si légère qu’elle devait venir d’assez loin pour ne pas lui poser de problèmes immédiats de sécurité.
S’avançant toujours sans bruit, Tarzan aperçut Bara en train de boire à un gué, là où le torrent qui arrose Kor-ul-gryf s’élargit en traversant un espace découvert. L’animal était trop loin de l’arbre le plus proche de lui pour que l’homme-singe prît le risque de l’attaquer à la course. Tout dépendrait de la précision et de la force de pénétration de la première flèche qu’il s’apprêtait à tirer. Il tendit son arc – que vous ou moi n’aurions pu faire ployer d’un pouce – une vibration sèche s’éleva et Bara s’élança, puis s’effondra au sol, un projectile dans le cœur. Tarzan descendit de son affût et vola vers sa proie, de crainte que celle-ci ne se relève et s’échappe. Mais Bara était bien morte. Tarzan se penchait pour la charger sur ses épaules, quand il entendit un mugissement tonitruant, tout juste à sa droite. En tournant les yeux dans la direction du bruit, il vit une créature dont aucun paléontologiste n’aurait admis aisément l’existence, même aux premiers âges de la Terre : une créature géante, tremblante de fureur. À grands cris, elle bondit sur l’homme-singe.
À peine éveillée, Pan-at-lee s’inquiéta de la présence de Tarzan. Elle ne le vit pas. Elle se leva à la hâte et sortit sur la terrasse. Du bord, elle inspecta la gorge de Kor-ul-gryf, supposant qu’il était parti chercher de la nourriture. Elle l’aperçut fugitivement, avant qu’il ne disparaisse dans la forêt. La panique la saisit un moment. Elle savait qu’étranger à Pal-ul-don, il ne se rendait pas bien compte des dangers qu’il courait dans ces lieux de terreur. Pourquoi ne l’appela-t-elle pas pour le faire revenir ? C’est ce que vous auriez fait, mais non les gens de Pal-ul-don, car ils connaissent les mœurs du gryf. Ils savent que cette bête a la vue basse, mais l’ouïe extrêmement fine, et qu’elle accourt au son de la voix humaine. Rappeler Tarzan l’aurait donc mené au désastre et elle s’en abstint. Malgré sa frayeur, elle descendit dans la gorge dans l’espoir de rattraper Tarzan et de l’avertir du danger, en lui glissant quelques mots à l’oreille. C’était de sa part un acte de courage et elle l’accomplit en dépit de sa crainte héréditaire, venue du fonds des âges, à l’égard des monstres qu’elle risquait de rencontrer. On décore des hommes pour moins que cela.
Pan-at-lee descendait d’une longue lignée de chasseurs ; elle présuma donc que Tarzan s’était mis au vent et ce fut ainsi qu’elle décida de la direction à prendre. Elle suivit ses traces, bien marquées, puisqu’il n’avait pas pris la peine de les dissimuler. Elle avança rapidement jusqu’à l’endroit où Tarzan était monté dans les arbres. Bien sûr, elle comprit tout de suite ce qu’il avait fait, car son propre peuple était semi-arboricole. Mais elle ne put retrouver sa piste dans les branches, n’ayant pas l’odorat aussi développé que lui.
Il lui restait à espérer qu’il avait continué contre le vent et elle fit donc de même. Son cœur bondissait de frayeur entre ses côtes, ses yeux fouillaient de tous côtés. Comme elle approchait de l’orée d’une clairière, se produisirent coup sur coup deux choses : elle vit Tarzan penché sur le cadavre d’une antilope, et elle entendit un vacarme assourdissant, tout près d’elle. Elle en éprouva une peur indescriptible, mais cela ne la paralysa pas. Au contraire, sa peur l’incita à agir sans délai : Pan-at-lee grimpa à l’arbre le plus proche, jusqu’à la plus haute branche capable de soutenir son poids.
Puis elle se concentra sur ce qui se passait. La masse que Tarzan voyait foncer sur lui, après avoir provoqué sa stupéfaction par le brouhaha qu’elle soulevait, avait l’aspect le plus monstrueux et le plus terrifiant. Mais elle ne le terrifia pas. Elle ne fit que le mettre en colère, parce qu’il se rendit compte immédiatement que la combattre était au-dessus de ses forces et que cela signifiait la perte de sa proie. Or, Tarzan avait faim. Il n’y avait qu’une alternative : rester et se faire anéantir ou bien fuir au plus vite. Et Tarzan décida de fuir, non sans emporter la carcasse de Bara, l’antilope. Il n’avait qu’une douzaine de pas d’avance et il approchait d’un arbre. Le plus grand danger résidait, pensait-il, dans la taille du monstre qui le poursuivait. Quand il serait au pied de l’arbre, il aurait à grimper au sommet à toute allure car, si les apparences ne le trompaient pas, cette créature devait être capable de l’atteindre, elle aussi, et de le cueillir jusqu’à mi-distance, peut-être même plus haut, au cas où elle se dresserait sur ses pattes arrière.
Mais Tarzan n’avait rien d’un traînard. Bien que le gryf fût incroyablement rapide en dépit de son volume, il ne pouvait rivaliser avec l’homme-singe. Dès lors qu’il s’agissait de grimper, les petits magots eux-mêmes ne pouvaient que le regarder avec envie. De fait, le gryf hurlant s’arrêta brusquement au pied de l’arbre, se mit debout et tenta d’attraper sa proie dans les branches, ainsi que Tarzan l’avait prévu, mais il n’y parvint pas. Une fois hors de portée, Tarzan s’arrêta et aperçut, très exactement au-dessus de lui, Pan-at-lee assise, tremblante, les yeux écarquillés.
— Comment êtes-vous arrivée ici ? demanda-t-il.
Elle le lui dit.
— Vous êtes venue m’avertir ? fit Tarzan. C’est très courageux et très généreux de votre part. Je suis vexé d’avoir été ainsi surpris. Cette créature était sous le vent et pourtant je ne l’ai pas sentie jusqu’à ce qu’elle charge. Je ne comprends pas.
— Cela n’a rien d’étrange, expliqua Pan-at-lee. C’est une des particularités du gryf. On dit que l’homme ne s’aperçoit jamais de sa présence avant qu’il soit sur lui, tant il est silencieux dans ses déplacements, malgré sa grande taille.
— Mais j’aurais dû le flairer, s’écria Tarzan tout honteux.
— Flairer ? s’écria Pan-at-lee. Flairer ?
— Bien sûr. Comment croyez-vous que j’ai trouvé cette antilope si rapidement ? Du reste, j’ai flairé le gryf également, mais si faiblement que je l’ai cru fort loin.
Tarzan cessa tout à coup de parler et regarda, au-dessous d’eux, la créature qui continuait à mugir. Ses narines frémirent, comme à l’affût d’une odeur.
— Ah ! s’exclama-t-il. Je comprends !
— Quoi donc ? demanda Pan-at-lee.
— J’ai été trompé par le fait que cette bête ne répand pratiquement pas d’odeur, fit l’homme-singe. Ce que j’ai flairé, c’était le fumet léger qui, sans doute, imprègne toute la jungle à cause de la présence d’un grand nombre de ces animaux. Cette sorte d’odeur ne s’efface que très lentement, bien qu’elle soit faible. Pan-at-lee, avez-vous jamais entendu parler du tricératops ? Non ? Eh bien, cette chose que vous appelez gryf est un tricératops. Il appartient à une race éteinte depuis des centaines de millénaires. J’en ai vu le squelette dans un musée à Londres, ainsi qu’une reconstitution. J’ai toujours pensé que les savants qui l’avaient faite s’étaient surtout fiés à une imagination débordante. Mais je constate que j’avais tort. Si cet être n’est pas la réplique exacte de la reconstitution que j’ai pu admirer, il lui ressemble pourtant assez pour être parfaitement reconnaissable. D’autant que, durant les ères qui se sont écoulées depuis que le spécimen du musée a disparu, de nombreux changements ont pu se produire dans l’évolution de la souche qui a visiblement persisté à Pal-ul-don.
— Tricératops, Londres, musée… je ne vois pas de quoi vous parlez, s’écria Pan-at-lee.
Tarzan sourit et lança une branchette de bois mort à la face du monstre furieux. Aussitôt la grande collerette osseuse qu’il portait autour des épaules se dressa et un beuglement démentiel retentit. La bête gigantesque mesurait bien vingt pieds au garrot. Elle était d’une couleur ardoise sale, à l’exception de sa gueule jaune, de cernes bleus autour des yeux, de la collerette rouge rayée de jaune et du ventre également jaune. Sur la crête osseuse du dos, trois lignes parallèles donnaient aussi une note de couleur, la ligne centrale étant rouge et les deux autres jaunes. Les sabots à cinq et à trois doigts des anciens dinosaures cornus étaient devenus des griffes, mais les trois cornes – deux grandes au-dessus des yeux, une moyenne sur le nez – avaient subsisté. Tarzan ne pouvait qu’admirer l’apparence majestueuse, farouche et terrible, de cette créature, ses soixante-quinze pieds de long symbolisant pour l’homme-singe ce qu’il tenait en plus haute estime : le courage et la force. Rien que cette queue massive recelait, à elle seule, toute la vigueur d’un éléphant.
Deux petits yeux méchants le fixaient et le bec cornu béait en découvrant deux rangées de crocs impressionnants.
— Herbivores ! murmura l’homme-singe. Tes ancêtres l’ont peut-être été, mais ce n’est pas ton cas.
Puis, s’adressant à Pan-at-lee :
— Allons-nous-en, nous mangerons notre antilope à la caverne, puis… en route pour Kor-ul-ja !
La jeune femme frissonna.
— Nous en aller ? dit-elle. Nous ne partirons jamais d’ici.
— Pourquoi pas ? demanda Tarzan.
En guise de réponse, elle se contenta de montrer le gryf.
— Voyons ! Il ne sait pas grimper. Nous pouvons atteindre la falaise par les arbres et nous serons à la caverne avant qu’il se rende compte de ce que nous sommes devenus.
— Vous ne connaissez pas le gryf, répondit lugubrement Pan-at-lee. Où que nous allions, il nous suivra. Il sera toujours en même temps que nous au pied de tout arbre dont nous voudrons descendre. Il ne nous lâchera jamais.
— Nous pouvons vivre longtemps dans les arbres, si c’est nécessaire, répondit Tarzan. Cette créature finira bien par s’en aller un jour.
Pan-at-lee hocha la tête.
— Jamais, dit-elle. Et puis, il y a les Tor-o-don. Ils viendront nous tuer et, après s’être rassasiés de nous, ils jetteront le reste de nos corps au gryf. Les gryfs et les Tor-o-don sont amis, parce que les seconds partagent leur nourriture avec les premiers.
— Vous avez sans doute raison, dit Tarzan. Mais je n’ai pourtant pas l’intention d’attendre ici que quiconque vienne manger un morceau de mon corps avant d’en jeter les restes à cette bête-là. Je n’en sortirai peut-être pas entier, mais ce ne sera pas faute d’avoir essayé. Venez !
Sur ces mots, il se mit en route, se déplaçant d’une cime à l’autre, Pan-at-lee derrière lui. En bas, sur le sol, le dinosaure cornu s’était ébranlé, lui aussi, et quand ils atteignirent la lisière de la forêt, au-delà de laquelle s’étendaient cinquante yards de terrain découvert jusqu’à la falaise, l’animal était toujours là, au pied de l’arbre. Il attendait.
Tarzan le considéra d’un air sinistre et se gratta la tête.